Françoise Le Roux
La lettre e peut sembler être un vrai casse-tête (c’est-à-dire une sérieuse difficulté) en français tant elle s’écrit et se prononce de différentes manières, selon qu’elle est accentuée ou non.
Il y a le é (un e surmonté d’un accent aigu) qui se prononce é, comme :
Mon écrivain préféré est Flaubert.
Il y a le è (le e accent grave) qui se prononce è comme dans
L’auteur que je préfère est Flaubert.
Il y a le ê, un e surmonté d’un accent circonflexe, qui se prononce également ê comme dans :
la forêt, la fenêtre
Ce ê apparaît en français moderne pour remplacer un s, souvent devant un t, qui a disparu dans le temps. D’où vient que l’on est tenté de dire que l’accent circonflexe est, dans ces cas-là, une petite pierre tombale (ê) pour le s qui suivait en vieux français et qui a disparu. C’est pas si bête comme comparaison (c’est pas si stupide), n’est-ce pas?
D’autres voyelles portent l’accent circonflexe: le û comme dans le coût, le goût, jouer de la flûte, l’instrument de musique; le î, une île déserte. Le s subsiste dans certains mots français toutefois: on a la forêt mais aussi l’adjectif forestier, une zone forestière, un garde forestier; on a le goût, mais l’adjectif gustatif, gustative, l’intérêt gustatif du persil, de l’ail, par exemple, la dégustation, le verbe déguster, c’est-à-dire apprécier ce que l’on mange, ce que l’on boit. On a une bête, c’est-à-dire un animal, ou « c’est bête », c’est stupide, et on a aussi l’adjectif bestial, la bestialité, c’est-à-dire la grossièreté, la brutalité, un cri bestial, c’est-à-dire un cri qui ressemble à celui d’un animal féroce.
Le s subsiste dans d’autres langues. L’anglais “the forest” pour la forêt, “the hospital” pour l’hôpital, “the cost” pour le coût.
Il y a le e surmonté d’un tréma, c’est-à-dire surmonté de deux petits points : ë. Il intervient pour signaler que la voyelle qui le précède se prononce séparément. Par exemple, une douleur vive s’appelle aussi une douleur aiguë. En musique, il y a les notes graves et les notes aiguës. Notez que le masculin l’accent aigu n’a pas besoin de tréma, puisque g suivi de u se prononce gu, tandis que sans tréma sur le e, nous aurions la prononciation aigue, et non pas aiguë.
Le mot tréma vient du grec. Tréma signifie un petit trou en grec ancien, un petit point comme sur le dé à coudre (thimble en anglais) pour protéger un doigt en poussant l’aiguille pour faire de la couture.
Notez enfin que l’on a parfois un e appelé muet. Le e muet s’écrit mais ne se prononce pas. On ne l’entend pas, c’est pourquoi on l’appelle le e muet. Observez par exemple qu’on ne prononce pas le e final dans on l’appelle. Seuls les gens du Midi méditerranéen le prononcent, eux, c’est ce qu’on appelle un régionalisme.
Les gens du Midi diraient :
C’est ce qu’on appelle un régionalisme.
C’est l’accent du Midi, comme on dit. Le Midi s’écrit avec une Majuscule, comme toutes les régions de France, l’Alsace, La Bretagne, Le Languedoc. Cette zone du sud désignait à l’origine des terres du milieu.

Voici des liens pour vous familiariser avec la prononciation et l’orthographe.
Profitez-en bien!
Les dictées sont un bon outil pour travailler la prononciation, elles améliorent non seulement l’orthographe mais aussi la compréhension. Pensez-y!
Mais revenons à nos moutons!
Des chercheurs ont trouvé que la lettre e est celle qui est la plus employée en français. Toutefois l’écrivain Georges Pérec a écrit en 1969 un roman sans utiliser du tout la lettre e. Ce roman de trois cents pages environ s’appelle La disparition, sur fond de la disparition de la lettre e. C’est une gageure que Pérec s’impose sans difficulté car voici ce qu’il a déclaré:
Au bout de quelques semaines d’exercice, on s’aperçoit qu’écrire sans e procure une vraie joie en ce sens que la contrainte lève tout un système de censure d’approche, de censure de récit. C’est un accès au romanesque. La contrainte étant donnée, on écrit huit lignes par heure, huit heures par jour, quatre jours par semaine, et puis, au bout d’un an, on a le livre. L’histoire se fait au fur et à mesure, l’écriture se confond avec le projet.
Si Georges Pérec s’est engagé à écrire cet ouvrage étonnant, c’est qu’il faisait partie de l’OULIPO.
Qu’est-ce que l’Oulipo? Qu’est-ce qu’un ou, qu’est-ce qu’un li, qu’est-ce qu’un po?
L’Oulipo est un groupe international de recherches créé en 1960 qui compte des écrivains, des mathématiciens, des peintres, des architectes. Ces lettres désignent un ouvroir (Ou) de littérature (li) potentielle (po). Un ouvroir étant un lieu de travaux en commun. Parmi les membres, on compte Italo Calvino, Harry Mathews, François Le Lionnais, Raymond Queneau, Marcel Duchamp, Michèle Métail, Eugène Ionesco, Georges Pérec, et bien d’autres.
L’Oulipo existe toujours, de nouveaux membres y adhèrent par cooptation. La règle est de proposer des contraintes et de les appliquer. Les Oulipiens se définissent comme « des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ». C’est ainsi que Pérec s’est proposé d’écrire tout un roman de plus de trois cents pages sans jamais utiliser le e, et il y a réussi.
Voici un aperçu de l’avant propos.
Où l’on saura plus tard qu’ici s’inaugurait la Damnation.
Trois cardinaux, un rabbin, un amiral franc-maçon, un trio d’insignifiants politicards* soumis au bon plaisir d’un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards**, qu’on risquait la mort par inanition. On crut d’abord à un faux bruit. Il s’agissait, disait-on, d’intoxication. Mais l’opinion suivit. Chacun s’arma d’un fort gourdin***. “Nous voulons du pain”, criait la population, conspuant patrons, nantis*****, pouvoirs publics. Ça complotait, ça conspirait partout. Un flic n’osait plus sortir la nuit. À Mâcon, on attaqua un local administratif. À Rocamadour, on pilla un stock: on y trouva du thon, du lait, du chocolat par kilos, du maïs par quintaux, mais tout avait l’air pourri. A Nancy, on guillotina sur un rond-point vingt-six magistrats, puis on brûla un journal du soir qu’on accusait d’avoir pris parti pour l’administration. Partout on prit d’assaut docks, hangars ou magasins.
*un politicard, c’est un politicien malhonnête
**placarder des textes ou des affiches, c’est les coller sur les murs
***un gourdin, c’est une massue (a club)
****conspuer quelqu’un, c’est crier avec hostilité contre quelqu’un
*****les nantis sont des gens riches
******un quintal / des quintaux; c’est une unité de mesure (une grosse quantité)
Georges Pérec est aussi l’auteur de nombreux livres, dont Les choses, une histoire des années soixante, La vie mode d’emploi.