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Le 13 février 2003 a sonné le 100ème anniversaire de la naissance de Georges Simenon, le père d’un des plus grands personnages dans l’histoire du polar, le fameux commissaire Maigret.
Les 400 romans de Simenon se sont vendus à 700 millions d’exemplaires dans le monde. Ils sont traduits en 57 langues. Pourquoi ce succès incroyable? Les histoires sont certes bien construites et le suspense est là, bien sûr, mais c’est surtout par la finesse de son observation des relations humaines et par la richesse de ses portraits que Simenon est devenu un auteur inégalé.
Le sociologue Philippe Corcuff travaille actuellement sur Simenon.
Mon objectif c’est de faire un livre sur le rapport entre Simenon et la sociologie à travers le personnage de Maigret.
Au départ, c’était un intérêt pour le personnage de Maigret, pour l’enquête policière, et puis il y a quelques années, il y a deux ou trois ans, je me suis dis qu’il y avait quand même… en relisant des Maigret, je me suis dis qu’il y avait un rapport entre la? la démarche sociologique et le travail de Simenon dans Maigret?
On avait fait une comparaison entre Maigret et le néo-polar, disons gauchiste, des années 70 en France, donc qui commence avec Manchette et puis avec les gens comme Daeninckx, etc, bon… On s’était rendus compte d’une chose, c’est que le néo-polar français est très politique, et donc qu’il y a immédiatement des catégories politiques, notamment dans le rapport à l’extrême droite, ou une forme de radicalité dans la critique du capitalisme, mais en même temps il est peu sociologique, c’est-à-dire que c’est beaucoup des personnages de classes moyennes ou supérieures qui ont pas tellement de caractéristiques sociales très établies dans les romans, qui ont un discours politique, mais par exemple la question des classes sociales, des rapports entre les classes, est peu pensée. Dans la comparaison avec Maigret, on voit au contraire que chez Maigret il y a une forme de neutralité politique, peu de politique, en dehors notamment d’un Maigret, qui s’appelle ‘Maigret chez le ministre’ et avec même dans celui-là une certaine forme de distance à l’égard d’une politique qui est considérée plutôt comme sale, quoi? et par contre une grande richesse sociologique, c’est-à-dire des descriptions assez fines d’une diversité de milieux sociaux. La question? la notion-même de classe, le mot de classe sociale revient sans arrêt, comme un élément structurant? et donc paradoxalement, le néo-polar gauchiste qui se voulait d’inspiration marxiste, était du point de vue de l’analyse, beaucoup moins marxiste que Simenon qui était plutôt un conservateur en politique, et, en tout cas, qui mettait à distance la politique.
À travers l’ensemble des Maigret, les quatre-vingt-dix Maigret, on circule dans une très grande variété de milieux sociaux, de manière très fine, comme le ferait un ethnologue ou un sociologue, bon?
Il rentre dans une enquête, et peu à peu, les choses sont floues pour lui, c’est toujours décrit comme ça, un milieu qu’il ne connaît pas, et peu à peu, en observant le milieu, notamment ça se fait souvent? parce que Simenon a dû utiliser ça beaucoup, pour avoir ce stock de personnages sociaux, souvent c’est dans des cafés. Maigret boit beaucoup. Il est souvent dans des cafés en train de boire, et il observe, il discute, mais il observe beaucoup le milieu social qui est celui de l’enquête, bon? et, peu à peu, comme il s’imbibe de l’alcool, il s’imbibe du milieu social, bon? Et peu à peu, il va comprendre un milieu social. Il va mieux comprendre les dimensions, la psychologie des personnages à partir de leur dimension sociale, de l’existence d’un milieu. Par exemple, ça peut être un milieu bourgeois, ça peut être un milieu rural populaire à la campagne, ça peut être un milieu plutôt ouvrier en ville. Donc, à chaque fois on découvre un milieu assez différent, et peu à peu, on va? Maigret va comprendre la psychologie des personnages à travers la compréhension du milieu. Et peu à peu, quand il a bien compris le milieu quand il s’est imbibé et donc mieux compris les personnages principaux, en fait il comprend, il résout l’énigme, c’est-à-dire il comprend qui est l’assassin. C’est comme si l’explication dérivait de la compréhension.
On trouve quelque chose d’assez proche dans Maigret des avancées de?des avancées dans la nouvelle sociologie contemporaine comme celle de Pierre Bourdieu. C’est-à-dire, on trouve de figures assez proches de ce que Pierre Bourdieu appelle un de ses concepts fondamentaux qui est celui de ‘l’habitus’. Donc, l’habitus, chez Bourdieu, c’est le système de disposition à penser, à percevoir les choses, à agir d’une certaine façon, que les personnes vont peu à peu emmagasiner avec leur expérience, d’abord dans la famille, à l’école, dans le travail, etc.
L’habitus de classe, c’est le fait que des gens qui sont dans un même groupe social ont des probabilités de faire des expériences communes, bon? mais, chaque individu particulier fait une série d’expériences, un nombre d’expériences, et dans un ordre qui lui est propre à chaque fois. Même deux enfants d’une même famille, deux frère et soeur, ou deux frères ou deux soeurs finalement ne font pas exactement le même nombre d’expériences exactement dans le même ordre.
On voit chez Maigret que les expériences sociales d’une personne, peu à peu, donnent une configuration à sa psychologie, même à ses réactions corporelles, indépendamment même de sa conscience ou de sa volonté.
Et que, à chaque fois, ça, l’expérience sociale se singularise dans un personnage particulier qui fait que c’est pas réductible complètement à une autre personne du même milieu.
Corcuff rappelle que Simenon a travaillé beaucoup sur le terrain pour concevoir ses romans, en bon sociologue* en effet:
Il avait pas une formation sociologique savante mais en fait il a été imbibé de sociologie spontanée, c’est-à-dire que il a été marqué très jeune par la question des rapports entre les classes, d’abord en tant que journaliste puis en tant que romancier, il a beaucoup circulé dans des milieux assez divers. Je pense que, comme le personnage de Maigret il a beaucoup observé, notamment dans les bistrots, des milieux sociaux divers, puisque c’est un lieu d’observation, dans les bistrots, de classes sociales différentes. Il a pu observer, et c’est? et, dans sa jeunesse, je pense, et au début de sa carrière, il a emmagasiné tout un stock d’expériences sociales et de milieux sociaux divers que? qu’en général, une même personne n’a pas en tête? et que, après, ça a été travaillé de manière littéraire.
Quant aux idées politiques de Simenon:
Il a fait des reportages internationaux, et dans les années 30 il a été en Turquie. Il a fait un long entretien qu’il a publié dans la presse française avec Trotsky, par exemple. Il y a eu un entretien entre Simenon et Trotsky, bon? Mais il était pas du tout marqué par le Marxisme en tant que tel, il était plutôt conservateur, mais il était marqué par ? Il a pas eu une attitude très glorieuse pendant l’occupation, c’est-à-dire qu’il était? il a pas eu une attitude résistante. Il était, euh ? il était à côté, il a essayé de continuer à faire son travail.
Simenon est mort en 1989. Et même si le monde a beaucoup changé depuis ses débuts dans les années vingt, Corcuff pense que son oeuvre mérite d’être non seulement lue mais aussi étudiée aujourd’hui.
Alors, est-ce que Maigret c’est toujours valable pour l‘écriture du polar ou pour la sociologie ? C’est-à-dire que moi, par exemple, je recommande que? il faudrait que dans les premières années, dans les deux premières années des cycles de sociologie, on enseigne Simenon, pour montrer à la fois aux étudiants qu’est-ce que c’est que la dimension de la démarche compréhensive, comment on analyse des milieux sociaux et pour montrer aux étudiants une diversité de milieux sociaux, et comment cette diversité de milieux sociaux s’incarne dans des trajectoires individuelles, singulières, bon?
Et donc, ça c’est toujours valable. Et il y a toujours des choses, des types de rapport entre les groupes sociaux et leurs effets sur la psychologie individuelle qui sont toujours valables chez Simenon aujourd’hui. Et donc ça peut toujours aussi être une matière pour les romanciers. Simplement aujourd’hui, du fait de l’individualisation, il faudrait davantage prendre en compte le fait que les personnes dans notre société se pensent davantage comme individuels et ça, ça a des effets importants dans le fonctionnement de la société.
Par lequel de ses ouvrages est-il préférable de l’aborder?
Maigret et le corps sans tête qui doit être un Maigret des années 1950, et un des plus remarquables parce que, il y a cette dimension, cette double dimension de milieu social et de dimension compréhensive.
Il faut savoir que dans la plupart des Maigret, cette dimension sociologique est présente, c’est-à-dire qu’il n’y en a pas où elle n’est pas présente. Depuis les années soixante il y a des adaptations à la télé qui ont un certain succès? Or les adaptations télé insistent sur la dimension psychologique et donc on a l’impression que c’est des romans psychologiques. Mais il y en a très peu qui ont saisi que cette dimension psychologique baigne dans des rapports de classes, des rapports sociaux.