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C’est là où il est allé le plus loin dans la création, parce que, sa sculpture ne se vendait pas, il savait très bien que sa sculpture, elle ne se vendrait pas, alors ça lui donne une liberté de la création incroyable, incomparable, et il va beaucoup plus loin dans le primitivisme. C’est pour ça que c’est sa sculpture – et ses recueils, ses dessins – qui va influencer le plus les artistes d’avant-garde.
Le grand artiste Paul Gauguin est à l’honneur cet hiver, grâce à une nouvelle exposition aux Galeries Nationales du Grand Palais à Paris, qui raconte ses deux séjours en Océanie, entre 1891 et 1903.
Ils sont connus dans le monde entier, les tableaux de cet ancien stockbrockeur, devenu peintre du dimanche avant de quitter complètement la vie parisienne -et sa famille- pour suivre sa passion pour l’art d’abord à Tahiti et puis à Atuona.
Moins connu est son travail de sculpture. Mais pourtant il a passionné l’avant-garde de l’époque, beaucoup influencé Matisse et Picasso. Anne Pingeot, conservateur général au musée d’Orsay, a été chargée de remettre les choses en ordre. D’abord elle nous situe les voyages de Gauguin dans leur contexte historique:
Il ne faut jamais oublier le rôle des expositions universelles. On est dans un pays avant la télévision, avant les voyages faciles et ces expositions universelles qui vont naître au 19ème siècle vont offrir sur un plateau toutes les civilisations connues rassemblées. Donc, c’est une curiosité qui fait venir des millions de personnes, des millions de personnes qui visitent les expositions universelles. Or en même temps, se développe le colonialisme, sans le côté péjoratif que le mot a pris maintenant et par exemple pour l’exposition de 1889, celle du centenaire de la grande révolution, celle de la Tour Eiffel, et bien, il y a toute une section coloniale où il y a une espèce de patchwork de toutes les civilisations côte à côte et ça on sait que Gauguin y est allé, y est retourné et a été émerveillé par Java, les danseuses Javanaises, et des petits opuscules étaient distribués par l’administration pour dire ‘mais venez donc peupler ces pays remarquables’. Là, la description de Tahiti est incroyable en disant ‘on ne vit que d’amour et de chant, il n’y a qu’à lever les bras pour cueillir des fruits’, enfin c’est le Paradis. Et Gauguin, il est pris dans cette ambiance.
L’ironie était que l’occident avait pris tellement goût à l’exotisme que sur place le Paradis avait déjà disparu. Gauguin allait s’en apercevoir lors de son premier voyage en 1891.
A Tahiti il restait presque rien. Ca c’est la déception, elle a été complète, ce qu’il avait vu c’était à Paris. Et il ne restait presque rien, beaucoup avait été donc emporté mais beaucoup aussi brûlé par les missionnaires. Chez les Tahitiens, les gens disaient que leur civilisation finirait le jour où arriverait une île flottante. Or cette île flottante ça a été les grands vaissaux au 18ème siècle qui ont découvert cette île de Cythère*.La découverte de ce paradis par l’Occident a été un désastre complet puisque des maladies sont arrivées, et cette population très nombreuse à été décimée à une vitesse considérable.
Et donc le projet de Gauguin était un travail de reconstitution du monde dont il avait rêvé:
Un des caractéristiques de Gauguin a été de redonner des dieux à ceux qui les avaient perdus. Pour la sculpture, c’est très étonnant, il va recréer une sorte de Panthéon. Gauguin, c’est vraiment un théosophe, il a essayé de rassembler toutes les religions qui existaient, c’est assez extraordinaire, donc un mélange de Bouddhisme, des dieux locaux, des chrétiens, enfin toutes les religions sont recomposées par lui.
Gauguin est mort dans la pauvreté en 1903. Son travail n’était pas inconnu dans les cercles artistiques, mais la réussite commerciale lui a échappé. Et donc c’était presque par hasard que ses sculptures ont été sauvées.
Arrive sa mort, le 8 mai, tout est vendu devant sa porte, les choses utiles, mais ce qui ne sert à rien, c’est-à-dire les oeuvres d’art sont mises pêle-mêle dans un bateau et sur ce bateau il se trouve un jeune médecin de la marine qui est Victor Segalen. Et ils se sont manqués à trois mois. Avant la mort de Gauguin, Segalen était en Nouvelle Calédonie, bon, il arrive trois mois plus tard et il rapporte à Tahiti donc toutes les oeuvres d’art de Gauguin qui sont vendues place du marché aux enchères. Et heureusement Victor Segalen avait été prévenu en faveur de Gauguin par trois personnes, par André Fontainas, qui était un critique au Mercure de France, par le docteur Gouzeur qui était venu autrefois à Tahiti et qui avait même acheté une toile à Gauguin, et par Saint-Pol-Roux, qui est un poète, qui avait aussi été très impressionné par Gauguin. Donc trois personnes lui en ont parlé, le nom ne lui est pas indifférent, il regarde – pendant la traversée entre Les Marquises et Tahiti, c’est 1500 kilomètres, donc il a le temps de lire, de regarder la correspondance passionnante, les écrits de Gauguin, très nombreux et quand arrive la vente, eh bien, eh bien il achète. D’autant plus que Saint-Pol-Roux lui avait dit ‘Oh, si vous trouvez quelque chose, vous me le ramenez, d’abord parce que ma femme voudrait décorer une pièce avec des éléments venus d’ailleurs et puis si vous trouvez des choses de Gauguin, moi ça m’intéresse beaucoup. Donc il a l’esprit éveillé, c’est important, les éveilleurs de regard, il a l’esprit éveillé, et il achète, alors dans son récit il dit qu’il achète pour rien mais ce n’est pas vrai, on a calculé que ce qu’il achète ça correspond à peu près à un mois de solde, ce n’est pas négligeable.
Les recherches de Mme Pingeot ont pu montrer l’influence de la sculpture de Gauguin sur la génération qui suivait. Par exemple, selon elle, les panneaux en bois de sa fameuse ‘Maison de Jouir’ vont avoir un impact sur une des plus grandes oeuvres du 20ème siècle.
Je sais qu’ils sont exposés Galerie Blot en 1910, mais je suis absolument sûre qu’il était dans le commerce avant et que Picasso a vu ce panneau numéro cinq. Parce qu’il y a une telle filiation entre une femme qui a le bras levé avec un coude qui fait un angle très pointu avec une des figures des Demoiselles d’Avignon qui est vraiment presque une citation que bon, c’est la théorie que je défends, Picasso a vu ce modèle.
Tellement de reconnaissance après sa mort – la place de Gauguin dans le panthéon des grands artistes est maintenant assurée – pourquoi si peu pendant sa vie?
Vous savez, quand on fait du nouveau on ne peut pas être compris. C’est pas possible. Seuls? ces quelques artistes qui, eux, ont un oeil qui voit plus loin, qui comprennent. Bon, Degas c’est lui qui a acheté Gauguin, il a acheté Gauguin avant sa vente pour son premier départ, il a acheté Gauguin pendant le séjour entre les deux, il a acheté Gauguin, donc ? l’oeil de Degas, c’était quelque chose. Et Gauguin le savait, que être acheté par Degas c’était primordial. C’est une reconnaissance. Van Gogh, ô combien, et Théo, son frère le marchand, ô combien ils ont compris, ils ont aimé Gauguin, vous voyez, ceux-là ils comprennent, mais le reste de la foule il lui faut du temps, du temps, du temps, du temps.
Pour l’exposition un grand travail a été effectué pour mettre l’oeuvre de Gauguin dans le contexte où elle a été créée:
On a emprunté au musée de l’homme et au musée des arts africains et océaniens on a emprunté des oeuvres que Gauguin aurait pu voir avant son départ et à l’entrée de l’exposition où il y a d’abord un prologue et après toute une salle consacrée à l’art océanien que Gauguin aurait pu voir, et ça c’est franchement une ouverture qui apporte beaucoup.
Et c’est surtout l’occasion d’admirer le travail d’un grand artiste:
Il a créé un autre monde. Qu’est-ce que c’est un artiste ? C’est quelqu’un qui ajoute un autre monde au nôtre, le sien, qu’on connaît pas encore. Donc au début, on peut même pas le voir, puisqu’on le connaît pas, et peu à peu on arrive à le voir et peu à peu donc ça enrichit notre monde. C’est un immense artiste.
Ce qui est bien avec Gauguin, et comme il est loin, c’est qu’il raconte. Il explique toujours ce qu’il veut faire. Il raconte, "la genèse d’un tableau ", donc il nous fait un cours de l’histoire de l’art, on n’a qu’à écouter Gauguin. " Une jeune fille canaque* est couchée sur le ventre, montrant une partie du visage effrayée. Elle repose sur un lit garni d’un paréo bleu et d’un drap jaune de chrome clair. Un fond violet pourpre, semé de fleurs, semblables à des étincelles électriques? Une figure un peu étrange se tient à côté du lit. Séduit par une forme en mouvement, je l’ai peint sans aucune autre préoccupation que de faire un morceau de nu. Tel quel. C’est une étude un peu indécente. Et cependant, j’en veux faire un tableau chaste et donnant l’esprit canaque. Son caractère, sa tradition. Le paréo étant lié intensément à l’existence d’une canaque, je m’en sers comme dessus de lit. Le drap d’une étoffe écorse d’arbre doit être jaune parce que de cette couleur il suscite pour le spectateur quelque chose d’inattendu, parce qu’il suggère l’éclairage d’une lampe, ce qui m’évite de faire un effet de lampe. Il me faut un fond un peu terrible, le violet est tout indiqué. Voilà la partie musicale du tableau tout échafaudée.
Dans cette position un peu hardie, que peut faire une jeune fille canaque toute nue sur un lit. Se préparer à l’amour. Cela est bien dans son caractère. Mais, c’est indécent, et je ne le veux pas. Dormir, l’action amoureuse serait terminée, ce qui est encore indécent. Je ne vois que la peur. Quel genre de peur ? Certainement pas la peur d’une Suzanne, surprise par des vieillards. Cela n’existe pas en Océanie. Le Tupapau, esprit des morts, est tout indiqué. Pour les Canaques, c’est la peur constante. La nuit, une lampe est toujours allumée. Personne ne circule sur la route quand il n’y a pas de lune. A moins d’avoir un fanal*.Et encore, ils vont plusieurs ensemble. Une fois mon Tupapau trouvé, je m’y attache complètement et j’en fais le motif de mon tableau. Le nu passe au deuxième plan. Récapitulons, partie musicale, ligne horizontale ondulante. Accord d’orangé et de bleu, relié par des jaunes et des violets là dérivés, éclairés par des étincelles verdâtres. Partie littéraire, l’esprit d’une vivante liée à l’esprit des morts. La nuit et le jour. Cette genèse est écrite pour ceux qui veulent toujours savoir les pourquoi, les parce que. Sinon, c’est tout simplement une étude de nu océanien.