Version Ralentie
Nous sommes en 1789, à la veille de la Révolution. Le peuple français en a assez de payer des impôts qui augmentent sans cesse pour financer des guerres qu’il n’approuve pas. La reine Marie-Antoinette est la cible de violentes critiques. Elle dépense sans compter, est soupçonnée d’exercer une mauvaise influence sur le gouvernement.
Voilà pour le côté rationnel de la critique, en tout cas. Mais la forme que la haine va prendre va montrer une autre face de la Révolution. Un extrait du pamphlet «Bordel Royal» donne le ton:
Marie-Antoinette: Nous vous plaignez point, l’Abbé… Je vous ai fait donner un évêché pour avoir dix fois arrosé mon jardin. Vous avez outre cela de bonnes abbayes. Que vous faut-il davantage? L’Abbé, prenez en main votre arrosoir, arrosez mon jardin.
L’évêque: Votre jardin est comme une éponge, et même plus qu’une éponge : car sitôt qu’elle peut contenir l’eau elle cesse de boire. Au contraire, votre jardin reçoit toujours de l’eau sans pouvoir jamais avoir une humidité suffisante.
C’est l’un des textes les moins sulfureux. Orgiaste, lesbienne, amateur d’inceste… les évocations de Marie-Antoinette parlent en réalité beaucoup plus de la psychologie de leurs auteurs que de la vie à Versailles. Et elles sont le sujet de «La reine scélérate», un livre passionnant de l’historienne Chantal Thomas.
D’autres femmes avant qui étaient trop visibles avaient suscité ce genre de choses, je pense à des favorites, par exemple, madame Dubarry, mais elle, comme elle était vraiment l’épouse du Roi elle a concrétisé tout ça. Mais les thèmes qui reviennent sur elle, les attaques, par exemple, qu’elle était étrangère, ça, ça fait partie des schémas intemporels du bouc émissaire, parce que par exemple toutes les reines étaient étrangères. Il n’y a jamais eu d’autres reines que des reines étrangères. Par définition un roi pouvait épouser qu’une étrangère, et elle, elle était moins étrangère qu’une autre*, parce que son père était Duc de Lorraine. Donc ce qui est intéressant avec elle c’est que se met en place une configuration du bouc émissaire incarné par une femme qui est supposée avoir le pouvoir.
Dans son analyse fine et très persuasive, Chantal Thomas explique comment des archétypes du monstre femelle sont plaqués sur la reine. Pour cette directrice de recherches au CNRS, ces textes sont révélateurs de la nature d’une révolution qui, malgré son affirmation des valeurs universelles, est restée très masculine dans les faits:
Ca dit quelque chose et là il y a eu des travaux aussi aux États-Unis très importants là-dessus, par Lynn Hunt en particulier, sur le corps féminin pendant la Révolution et comment au fond la révolution qui a libéré, c’est évident, elle a aussi mis en place une sorte d’idéal révolutionnaire du héros révolutionnaire qui est profondément virile. Et la république a un idéal viril et la citoyenne est celle qui va… – qui en un premier temps découvre une liberté, c’est sûr – mais elle est aussi celle qui a pas d’impact politique. Toutes les femmes guillotinées, on l’a dit, mais c’est important de le redire, avaient aucune raison d’être guillotinées parce qu’elles n’avaient aucun poids politique, elles avaient aucune participation réelle à la vie politique. Et la citoyenne est celle qui donne des citoyens à l’état. C’est son corps de mère, c’est la mère qui est honorée.
Marie-Antoinette est aussi le sujet de «Les adieux à la reine», le premier roman de Chantal Thomas. C’est un récit fictif des derniers jours de la monarchie, vus par un personnage qui a existé: Agathe-Sidonie Laborde, ancienne lectrice de la reine.
C’est un livre qui est vraiment fait d’un tissage entre des mémoires de l’époque, en particulier Alexandre de Tilly, les mémoires d’ Alexandre de Tilly, les mémoires de madame Campan, les mémoires du Prince de Ligne, les mémoires de Jacob Nicolas Moreau, l’historiographe. J’ai lu tout ce qui était possible comme mémoires, vous voyez, et souvent, c’est… ce que j’ai gardé c’est un tout petit… un tout petit… un geste. Par exemple que Marie Antoinette avait deux démarches*, une officielle, et une privée, voilà, et la règle du jeu que je me suis donnée c’est de garder un maximum de choses vraies, et puis de ce tissage et de cette rencontre entre des mémoires authentiques et la projection imaginaire, faire un tissu continu. Et c’est ça qui a pris beaucoup de temps à vrai dire, que, voyez, il y ait pas de rupture entre ce que j’ai été obligée d’inventer, par exemple les tête-à-tête entre la reine et madame de Polignac et par contre ce que j’avais lu… et même il y a des choses qui sont des transcriptions littérales, la manière dont le roi et ses frères vont au Jeu de Paume*, je l’ai pris dans la Gazette de France, je crois. Donc il y a un vrai travail avec des matériaux d’époque.
«Seul le Roi allait de l’avant. Le comte de Provence et le comte d’Artois étaient plus réticents. Le Roi, grand, massif marchait pesamment, avec son dandinement disgracieux, et cet air qu’il avait toujours de faire tout ce qu’il faisait contre son gré. Pour le comte de Provence, ce n’était pas une corvée, mais un supplice: Monsieur se traînait. Petit, obèse, ankylosé des membres inférieurs, il avait du mal à se déplacer. Les méchants appelaient le comte de Provence «Gros Monsieur» et il faut avouer, sans être méchant, que le surnom lui allait bien, comme celui de «Grosse Madame» à leur soeur Clotilde, mariée en Italie. On mettait sur les pavés de la paille et du fumier pour empêcher les chevaux de déraper. Monsieur, dont les souliers brillaient de leurs boucles en pierreries, contemplait la chose avec dégoût.»
Il y a certaines scènes que j’ai écrites, hors du savoir et après j’ai réinjecté du savoir. Par exemple, ce qui était fondamental, c’est la première scène de lecture entre la reine et Marie Antoinette. Ca, je l’ai écrite comme ça, et ensuite je suis allé à Trianon, etc. pour pas être, si vous voulez, pour pas être bloquée: par ce qui serait là et que je ne pourrais pas bouger après.
«Une femme de chambre me tendit une tasse de café. Dans mon émotion, je l’avalai trop chaud. La table était prête, et le tabouret sur lequel, quand elle m’en fit le signe, je m’assis. La gorge brulait. Je commençai mal, d’une voix qui me parut sans doute plus éraillée qu’elle ne l’était, et qui me mit mal à mon aise. J’avais pensé lire d’abord, en lecture frivole, La Vie de Marianne, car Marivaux plaisait à la Reine, puis continuer sur un récit de voyage, enfin achever sur les quelques pages de lecture pieuse (des extraits des sermons de Bossuet ou des oraisons funèbres de Fléchier) que, depuis son arrivée à Versailles et en obéissance aux recommandations de sa mère, l’Impératrice Marie-Thèrese, la Reine devait écouter quotidiennement. L’Impératrice était morte depuis neuf ans maintenant, mais j’observais qu’avec les années, ses ordres, loin de perdre en force, n’avaient fait qu’en gagner, et même si elle subissait comme malgré elle, la Reine ne cherchait plus à s’y soustraire.»
Marie-Antoinette a été guillotinée en 1793. La justice révolutionnaire, croyant dans sa propre propagande, a même lancé le procès sur des accusations d’inceste, avant de réaliser à l’évidence, contrée par une reine digne et ferme dans ses dénégations, qu’il n’y avait pas la moindre raison de soutenir les fantasmes des pamphlétaires. C’est donc pour trahison que Marie-Antoinette a finalement été condamnée à payer de sa vie.
Mais malgré tout le temps qu’elle a passé dans la compagnie de la reine, Chantal Thomas n’est jamais tombée complètement amoureuse de son sujet:
Non, c’est étrange, hein? Voyez elle est dans «La reine scélérate» elle est une figure qui m’intéresse comme une sorte de modèle de jusqu’où peut aller l’exécration et la focalisation sur un pouvoir halluciné d’une femme, dans «Les adieux à la reine» elle est au coeur d’un monde qui est en train de s’effondrer. Ce que j’aime en elle, c’est sa… la manière dont elle n’a pas bougé au fond de ses convictions, même si c’est pas du tout les miennes, et puis, une sorte d’assurance d’elle-même et de sa cause qui lui est venue avec le malheur. Comment le malheur, loin de l’abattre, l’a révélée à elle-même, et ça, c’est quelque chose que j’estime, mais je ne peux pas… Vous voyez comme elle n’a pas laissé de mémoires, il n’y a quand même peu de lettres, c’est difficile de s’approcher proche de l’intériorité de quelqu’un, donc c’est plus un personnage pris dans une démonstration pour «La reine scélérate» et ou bien une silhouette comme ça, très belle, mais…
Chantal Thomas a gagné le prix Femina pour «Les adieux à la reine» en 2002 et est maintenant lancée dans d’autres projets:
Là, je fais une pièce de théâtre, pour Alfredo Arias, le metteur en scène argentin, mais qui vit en France depuis longtemps, et qui n’a rien à voir avec ça… et l’autre projet il est… c’est autour de l’idée d’un roman de formation, et justement de quoi on est constitué, comment le temps perdu… C’est une sorte de recherche du temps perdu, pour être maintenu tel quel. C’est un éloge du temps perdu.
Ses oeuvres sont disponibles en traduction, mais il ne faut pas être paresseux! Osez, donc, les versions originales.
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