Version Ralentie
Marie NDiaye est née à Pithiviers (France) en 1967. Elle a obtenu une bourse de l’Académie de France dont elle a été pensionnaire pendant un an à la Villa Médicis à Rome. Elle a reçu le Prix Fémina en 2001 avec son ouvrage Rosie Carpe. En 2003 une pièce de théâtre de Marie Ndiaye intitulée Papa doit manger connaît un énorme succès à la Comédie française. Interviewée, elle répond à nos questions sur son style et sur ses sources d’inspiration.
Le style
Marie Ndiaye privilégie les simples échanges dialogués entre les personnages.
-À chaque fois je suis proche des personnages que je mets en scène parce que j’ai une vie extrêmement ordinaire, provinciale. Je ne suis pas une intellectuelle qui vit à Paris dans un milieu protégé du tout. J’habite un village dans une campagne assez isolée, avec des enfants qui vont à l’école du village. Donc oui, c’est une vie très ordinaire et les gens que je mets en scène, ils vivent autour de moi, mais j’en fais aussi partie, en fait. Je ne suis pas une ethnologue.
Dans Mon coeur à l’étroit son style est épuré:
-J’étais un peu fatiguée de faire des phrases extrêmement complexes et même un peu difficiles d’un point de vue syntaxique, grammatical, et j’ai ressenti que ce n’était plus nécessaire, que je n’avais plus rien à prouver de ce point de vue-là. Donc, c’était bien de passer à autre chose.Une autre de ses particularités est sa perception subtile des lieux. Elle le confirme en ce qui concerne Mon coeur à l’étroit, dont l’histoire se déroule en grande partie à Bordeaux:-Je crois que ce livre est venu d’une soirée que j’ai passée à Bordeaux. Je suis rentrée par ces rues sombres, froides, c’était l’hiver. Il y avait une espèce de brume glaciale qui flottait sur cette ville, et soudain c’est une ville qui m’a paru absolument lugubre, sinistre et je me suis imaginée ce que ça pouvait être d’être mal dans cette ville-là.
Le contenu
Sa vision de la réalité est fragile, menacée, déformée, contestée par des cauchemars kafkaïens qu’il faudrait clarifier. Mais le doute n’est jamais clarifié. Il persiste.
-Ce que j’aime bien avec le doute, c’est qu’on peut inventer toutes sortes d’histoires extrêmement variées. C’est-à-dire que le doute, il peut prendre corps sur toutes les situations de la vie, et aussi la vie la plus matérielle, la plus ordinaire, la plus triviale. J’aime bien ça en fait, prendre des situations très réalistes et les amener dans des régions plus étranges.
Le doute persiste jusqu’à abandonner les lecteurs à l’incertitude – à leur propre incertitude?
-Oui, je prends un certain risque parce qu’ils peuvent être irrités de ne pas avoir de résolution absolument nette et décisive, mais voilà, tant pis, hein.Il n’y a pas de héros au sens moral du terme. Il y a plutôt des personnages qui sont dans des environnements plus favorables que d’autres, et qui s’en rendent plus ou moins compte. -Oui, c’est une chose que j’ai observée effectivement, oui, des gens en général d’un certain âge, qui ont de l’argent, qui vivent dans le coeur des belles villes, qui ont l’impression que tout est normal, que tout est dû. Ils ne se rendent pas forcément compte qu’ils sont privilégiés pour toutes sortes de raisons. Ils ont l’impression que c’est simplement leur grand mérite qui fait qu’ils sont maintenant accomplis et comblés.
Lire Des titres pour aborder l’oeuvre de Marie NDiaye:
Hilda
Rosi Carpe
Papa doit manger
Mon coeur à l’étroit
Extrait
Extract
Chapitre 10. C’est peut-être fini?
Pour la première fois depuis des mois, mes élèves m’attendent en rang dans la cour et non dispersés comme ils avaient pris l’habitude de le faire depuis qu’Ange et moi avons1 cessé d’être estimés, au point qu’il nous était devenu naturel de passer chaque matin un bon quart d’heure à tenter de les rassembler tandis que nos collègues, peu soucieux de s’en mêler, avaient déjà gagné leur classe et commencé leur journée.
Ce matin-là, sous le ciel bas, tous les enfants sont rangés, attentifs, presque silencieux. Je m’approche de Mme la directrice. Elle surveille l’école depuis le seuil de son bureau, sous le préau, et me regarde avancer sans que frémisse le moindre nerf de sa face blanche et dure. Quelque chose, me concernant, la rassure, me dis-je, soulagée. J’ai les bras croisés sur mon manteau bien fermé, car il fait si froid encore.
Il fait si froid!
-Mon mari sera absent quelque temps, dis-je.
-Oui. Pour quelle raison? dit Mme la directrice.
-Vous l’ignorez? dis-je.
– Oui, je l’ignore, dit Mme la directrice.
Et je sais, par le récit de la pharmacienne, qu’elle ment, et cependant sa réponse me réconforte étrangement, comme si Mme la directrice voulait2 me signifier, serait-ce par un mensonge, qu’elle n’est pas une adversaire.
-Je ne veux pas en parler, dis-je en secouant la tête. Mais tout va bien se passer et je me propose d’ailleurs de prendre les élèves de mon mari dans ma classe, si c’est possible.
-Ah, je ne sais pas, dit Mme la directrice.
Son regard se fait3 lointain, rêveur. Son menton se contracte, se couvrant de petits plis.
-Je ne sais pas si les enfants seront d’accord, dit-elle avec effort.
-Mais depuis quand, dis-je, depuis quand, vraiment, demande-t-on aux élèves leur avis à ce sujet?
Ses joues si blanches rosissent un peu. Elle chasse l’air devant elle en agitant la main et le bout de ses doigts frôle mon visage. Puis elle prend l’air surpris et demande :
-Vous avez laissé votre mari tout seul? Il n’a pas besoin de vous?
-Ma place est ici, dis-je.
Voulait-elle donc, espérait-elle secrètement nous voir disparaître tous les deux? Nous, les meilleurs instituteurs de cet établissement?
For the first time in months, my pupils waited for me in line in the playground, and not scattered around as they’d become accustomed to do since Ange and me had lost our esteem, to the point where it had become normal to spend a good quarter of an hour every morning trying to assemble them while our colleagues, showing very little interest in getting involved, had already gone to their class and begun their day.
That morning, under a low sky, all the children were lined up, attentive almost silent. I approach the Headmistress. She watches over the school from the doorway of her office, underneath the cloister and she watches me approaching without a single nerve twitching on her face, white and hard. Something, concerning me is reassuring for her, I tell myself, relieved. I have my arms folded across my tightly-closed overcoat, because it’s still cold.
It’s so cold!
-My husband will be absent for a little while, I say.
-Yes. For what reasons? says the Headmistress.
-You don’t know? I say.
-That’s right, I don’t know, says the Headmistress.
And I know, because of what the pharmacist told me, that she’s lying and nevertheless her reply comforts me strangely, as if the Headmistress wanted to indicate to me, by this lie, that she isn’t an adversary.
– I don’t want to talk about it, I say shaking my head. But everything is going to be all right and what’s more I’m offering to take my husbands pupils into my class, if that’s possible.
-Ah, I don’t know, says the Headmistress.
Her gaze moves far away, dreaming. Her chin contracts, becomes covered with little folds.
-I don’t know if the children will accept it, she says with an effort.
-But since when, I say, since when, really, have the pupils been asked their opinion on the subject?
Her oh so white cheeks turn a little pink. She chases the air in front of her by waving her hand hand the tips of her fingers brush my face. Then she takes on a surprised air and asks:
-You’ve left your husband alone? He doesn’t need you?
-My place is here, she says.
So did she secretly want both of us to disappear? Us the best teachers in this establishment?