Version Ralentie
EXTRAIT : L’Amant – Extrait de l’incipit
Extract : The Lover – Extract from the Foreword
“L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins peur. Alors il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-elle. Elle attend. Alors il le lui demande1 : mais d’où venez-vous ? Elle dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école de filles de Sadec. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame, sa mère, de son manque de chance avec cette concession qu’elle aurait achetée au Cambodge, c’est bien ça, n’est-ce pas ? Oui c’est ça.
Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac, une jeune fille belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car d’indigène.Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est… original… un chapeau d’homme, pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre.”
-The elegant man got down from the car, smoking an English cigarette. He looks at the young girl in the fedora and the gold shoes. He comes towards her slowly. It’s clear he’s intimidated. He doesn’t smile at all to begin with. To begin with he offers her a cigarette. His hand trembles. There is this racial difference, he’s not white, he’s got to overcome the fact, that’s why he’s trembling. She tells him that, no thank you, she doesn’t smoke. She doesn’t say anything else, she doesn’t tell him to leave her alone. So he’s less frightened. So he tells her that he thinks he must be dreaming. She doesn’t reply. There’s no point replying, what would she reply. She waits. So he asks her: so where do you come from? She says she’s the daughter of the teacher at the girls’ school in Sadec. He reflects and then says he had heard of that woman, her mother, about how unlucky she was with the plantation that she’d bought, that was it, wasn’t it? Yes that’s it.
He repeats that it’s quite extraordinary to see her on this ferry, a beautiful young girl like her, you don’t realise, it’s very unusual, a young white girl in a compartment for local people. He tells her that the hat suits her very well, very well, that it’s original… a man’s hat, why not? She’s so pretty, she can get away with anything.
L’Amant est le récit d’une relation amoureuse entre une adolescente de 15 ans et un homme. Elle est très jeune, blanche, pauvre, orpheline de père, violentée par ses frères, délaissée par sa mère. Il est nettement plus âgé qu’elle, immensément riche, chinois dans l’Indochine occupée par les Français à cette époque-là. Une relation sans avenir qui se concentre sur son vécu même, son présent apprécié dans les moindres sensations, les moindres émotions, qui se grave dans la mémoire de l’auteure.
Car tout se passe dans l’oeuvre de Marguerite Duras comme si la lecture de sa vie en précédait l’écriture. Ainsi a-t-elle2 placé dans l’incipit de L’Amant :
The Lover is a love story involving a 15 year old adolescent girl and a man. She’s young, white, poor, fatherless, beaten by her brothers, abandoned by her mother. He’s much older than her, immensely rich, a Chinese man in the Indochina that was occupied by France at the time. A relationship with no future that is focussed on the lived experience itself, its present appreciated through every slightest sensation, the slightest emotion engraved in the memory of the author.
Because everything happens in Marguerite Duras’s work as if it’s been lived out before it’s been written. Thus she said in the foreword to The Lover:
“Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner un à un mes traits, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture.”
Cette aptitude infaillible à lire la vie à livre ouvert montre à quel point les événements y sont inscrits précisément.
“Very quickly in my life it was too late. At 18 years of age it was already too late. From 18 to 25 my face went in an unforeseen direction. At 18 years old I had aged. I don’t know if it’s the same for everyone, I never asked. I think someone once spoke to me about this onrush of time that can hit you while you’re going through your early years, life’s most celebrated years. This ageing was brutal. I saw it take my features one by one, changing the relationship there was between them, making my eyes bigger, my gaze sadder, the mouth more established, etching my forehead with deep lines. Rather than being frightened by it, I watched this ageing of my face with the interest that I would have had, for example, in following a book enfold.
This unfailing ability to read her life as an open book shows just how precisely its events were observed.
C’est donc avec un profond intérêt mais sans surprise qu’on découvre ses vrais souvenirs intimes. Sophie Bogaert vient de terminer “Les Cahiers de la Guerre”, dans lesquels sont rassemblés des écrits de Marguerite Duras retrouvés dans les armoires de sa maison de Neauphle-le-Château et édités pour la première fois:
-Elle cherche perpétuellement à rendre justice, en fait, aux moments qui ont été des moments très forts, en général des moments violents de son existence, et du coup l’écriture est là pour les faire surgir sous les yeux du lecteur et sous ses yeux à elle comme s’ils se rejouaient à chaque fois, comme s’ils avaient lieu de nouveau. Et c’est le cas notamment je trouve, de ce texte qui s’appelle… donc, qui a donné La Douleur, où elle évoque le retour de son mari des camps de concentration, qui est évidemment d’une violence extrême, et qui est collé, qui colle à l’instant, si vous voulez, qui est pas du tout dans la déploration, dans l’explication, dans l’apitoiement3. Il n’y a pas de tendresse, non plus, c’est quelque chose de très brutal mais tout est là maintenant. Enfin c’est ce que l’écriture cherche à faire en tout cas, j’ai l’impression.
So it’s with great interest but no great surprise that we discover her real-life personal memories. Sophie Bogaert has just finished editing “The Wartime Exercise Books”, in which writings by Marguerite Duras found in the cupboards of her house in Neauphle-le-Château are collected together for the first time:
-She’s continually seeking to do justice to moments which were very powerful, moments in her existence that were violent in general and, if you like, the writing is there to make them surge up before the eyes of the reader and before her own eyes, as if they were being played out again each time, as if they were taking place again. And I think it’s the case notably of the text called… that would become La Douleur, which evokes the return of her husband from the concentration camps, which is of course extremely violent and gelled to the moment, if you like, which has got nothing to do with deploring, explaining, self-pity. There’s no tenderness either, it’s something that is very brutal but everything is there in the present. At least that’s what the writing is trying to do at any rate, I get the impression.
-Je crois qu’elle est comme ça. L’analyse, je crois pas que c’était… Je crois que c’est quelqu’un qui était d’une extrême intelligence, d’une extrême lucidité sur elle-même et sur le monde aussi, mais l’analyse, c’était pas du tout son mode d’appréhension des choses, justement parce qu’elle cherchait à revenir au plus juste, au plus brut de ce qui a eu lieu, mais pas à le comprendre, pas par les moyens intellectuels, en tout cas.
Quand les sensations sont intenses, il n’y a rien à ajouter. L’écrivaine Geneviève Brisac nous parle de cet ouvrage :
-C’est plus qu’un intérêt, c’est une source vitale pour moi. Les Cahiers de la guerre, c’est un livre qui redonne espoir et confiance dans la littérature vivante parce qu’on retrouve dans chaque histoire, dans chaque chapitre, dans chaque morceau de ces cahiers retrouvés dans les armoires de Neauphle-le-Château, vous savez, on retrouve son rapport à la vie, à la manière de la raconter, à trouver les mots justes, cette oreille absolue qu’elle a pour attraper les dialogues, la violence, les rapports de force entre les hommes et les femmes, les femmes et les enfants, les puissants et les misérables, l’injustice.
-I think that she’s like that. Analysis, I don’t think that was…. I think that she was someone who was extremely intelligent, extremely clear about herself and about the world as well, but analysis wasn’t at all her way of absorbing things, precisely because she sought out what was truest, what was rawest in what happened, but not to understand it, not by intellectual means at any rate.
When the emotions are strong, there is nothing to add. The writer Geneviève Brisac talks to us about this work:
-It’s more than just interesting, for me it is an essential source. The Wartime Exercise Books is a book that restores faith and confidence in living literature because you find in each story, in each chapter, in each snippet of these exercise books that were found in the Neauphle-le-Château cupboards, you know, you find her relationship with life, the way she tells it, finding the right words, this absolute ear she has for capturing dialogue, violence, the power relationship between men and women, women and children, the powerful and the weak, injustice.
– Parce que qu’elle est subversive, parce qu’elle est rebelle et parce qu’elle a pas froid aux yeux, comme on dit. Par exemple cette scène où elle raconte, elle est une jeune accouchée, alors elle raconte l’infirmière qui entre, qui s’appelle Soeur Marguerite, et elle dit :
– Est-ce vous, Soeur Marguerite? Où est mon bébé?
– Je ne peux pas vous le dire.
– Où est mon bébé?
– Je ne peux pas vous le dire.
– Qu’est-ce que vous lui avez fait?
– Il est mort.
– Comment vous l’avez tué? Et comment vous l’avez fait disparaître?
C’est… On est saisi. On est captivé. C’est de la violence. C’est de la beauté même. Et la vie est exactement comme ça. Elle la… Elle la… Elle sait en saisir l’élixir.
-Because she’s subversive, because she’s a rebel, and because she’s not afraid of telling it how it is, as they say. For example the scene where she explains, she’s a young mother who’s just given birth, and she tells how the nurse comes in, she’s called Sister Marguerite, and she says:
-Is that you, Sister Marguerite? Where is my baby?
-I can’t tell you that.
-Where’s my baby?
-I can tell you that.
-What have you done with him.
-He’s dead.
-How come you’ve killed him? And how come you’ve made him disappear?
It’s… You’re enraptured. You’re captivated. It’s violent. It’s beautiful even. And life is exactly like that. She knows how to capture the elixir of life.