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La France va commémorer l’abolition de l’esclavage le 10 mai par une journée nationale du souvenir. La participation de la France au commerce des esclaves est longtemps restée un sujet tabou, toutefois de nombreuses familles originaires de villes portuaires comme La Rochelle lui doivent leur fortune. Reportage de Florence Maître.
La façade est sobre. Rien ne1 laisse deviner la richesse intérieure de cet hôtel particulier du dix-huitième siècle. À l’intérieur, des boiseries sculptées, dorées, une cheminée de marbre, une rampe d’escalier en fer forgé. Cette demeure abrite le musée du Nouveau Monde de La Rochelle, un musée consacré à l’Amérique. Mais c’est surtout l’ancienne résidence d’un des plus grands esclavagistes de la ville, Aimé Benjamin Fleuriau.
Nous sommes dans la maison d’un ancien négociant rochelais qui a fait fortune grâce au commerce colonial et notamment grâce à une plantation sucrière qu’il possédait dans l’île de Saint-Domingue que l’on appelait à l’époque l’île à sucre sur laquelle travaillaient de nombreux esclaves, puisque cette île comptait à la fin du dix-huitième siècle près de cinq cent mille esclaves noirs pour une population de quarante mille blancs et mulâtres.
Éric Jaume est chargé de recherche et d’animation culturelle des musées de La Rochelle.
– On a l’exemple même du système d’enrichissement qui permettait à ces négociants évidemment d’accroître leur patrimoine. Alors lui, c’est un peu particulier, il est parti de rien, mais beaucoup de négociants rochelais à l’époque avaient déjà un patrimoine colossal et grâce au commerce avec les Antilles, eh bien, le multipliaient par deux, trois ou quatre. Donc, c’est vrai que c’est assez représentatif. Il faut savoir qu’il y avait au moins une quarantaine de familles de grands négociants à La Rochelle et d’ailleurs2 ce qui reste visible de cette histoire, ce sont les hôtels particuliers. C’est d’ailleurs pour ça que le musée du Nouveau Monde est installé dans ces lieux.
La Rochelle est le deuxième port français négrier du dix-huitième siècle en termes de voyages de traite. Seule Nantes la dépasse sur cette période. Entre 1707 et 1793, plus de quatre cents bateaux quittent le port de La Rochelle pour l’Afrique.
– On voit les premiers bateaux partir dès le milieu du dix-septième siècle, vers la côte d’Angole. Eh bien, on va dire que le négoce, le commerce triangulaire va commencer véritablement au début du dix-huitième siècle à partir du moment finalement où les Français – et les Rochelais notamment – vont particulièrement bien s’implanter dans les îles et notamment dans l’île de Saint-Domingue, l’objectif étant évidemment d’approvisionner en esclaves noirs les plantations – plantations sucrières, de cacao, café, coton, etc.- des îles en main-d’oeuvre. Donc les bateaux partaient de La Rochelle en fait chargés d’une marchandise qu’on appelait "marchandise de traite" – qui est une marchandise d’échange, en fait, une monnaie d’échange qui va servir en Afrique, sur les comptoirs africains, donc, puisque les blancs ne pénétraient que rarement dans les terres africaines. Eh bien, cette marchandise servait de monnaie d’échange, donc, contre des esclaves noirs qui étaient déjà au préalable regroupés en fait dans des forts aux côtiers – ce qu’on appelle des forts ventouses – donc, qui étaient accrochés aux côtes. Et puis on traitait là-bas, donc, on échangeait ces marchandises qui avaient une certaine valeur contre des esclaves qui ensuite étaient déportés – on peut employer le terme – vers les fameuses îles à sucre, Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe et aussi la Louisiane, parce qu’il y avait quand même quelques plantations là-bas. Et puis une fois vendus, l’argent amassé permettait d’acheter des produits tropicaux, sucre, café, coton, cacao, vanille, indigo, etc., tabac, qui revenaient évidemment en France, en Europe – parce qu’il faut se souvenir que la traite est une affaire européenne.
La Révolution française abolit l’esclavage en 1794, mais c’est sans compter sans Napoléon Ier qui le rétablit huit ans plus tard probablement pour des raisons économiques. Il faudra ensuite attendre 1848 et Victor Schoelcher pour que l’esclavage soit définitivement aboli en France. Tout au long de la période pro et anti esclavage se déchirent. L’Église donne son aval. Pour elle, les noirs n’ont pas d’âme. Des philosophes prennent parti pour les esclaves. Il se crée même une société des amis des noirs mais la logique économique l’emporte. Éric Jaume.
– Il faut se souvenir quand même que le statut de l’homme noir dans les îles – et c’est ce qui est admis ici d’ailleurs en France – c’est celui, et c’est ainsi que ça avait été dicté par le Code Noir en 1685, était un bien meuble3, c’est-à-dire un objet. Donc, effectivement on n’avait que peu de mauvaise conscience quand on effectuait cette transaction, en fait. On faisait du commerce d’esclaves noirs comme on faisait du commerce de n’importe quelle autre denrée en fait, hein, tout simplement. Le noir faisait partie d’ailleurs dans les îles du mobilier de la plantation. Mais en fait les choses effectivement sont un petit peu plus subtiles puisqu’on se rend compte dans les îles notamment – et ça a été le cas d’aileurs de Fleuriau hein – qu’il y a quand même des relations entre blancs et noirs. Il y a tellement d’enfants mulâtres là-bas que c’est une évidence. Et Fleuriau d’ailleurs a eu des relations avec ce qu’on appelait une négresse libre, hein, une domestique noire. Donc évidemment, vues les considérations que l’on a, ça prouve bien quand même qu’il y avait un état d’esprit qui pouvait être quand même différent et qu’on humanisait quand même quelque part ces noirs. Donc, finalement ça veut dire qu’on a aussi conscience quand même du sort qu’on leur fait subir, tout simplement. Mais évidemment on se voile la face quelque part, surtout en France où évidemment ce commerce est finalement assez éloigné de la population locale qui ne voit pas les noirs finalement. Le fameux bois d’ébène, comme on l’appelait d’ailleurs. Les noirs ne transitaient qu’entre l’Afrique et les Antilles, donc c’était quelque chose qui restait quand même tout de même abstrait pour les gens qui vivaient en France et donc finalement, après tout, on avait bien d’autres préoccupations.
"Pendant près de deux siècles une conspiration du silence a maintenu l’histoire de la traite négrière dans un profond oubli, comme si l’occident avait voulu4 gommer une tare qui lui collait toujours à la peau."
Ces mots ont été écrits par l’un des rares historiens français à s’être penchés sur l’esclavage. Jean-Michel Deveau a déjà écrit plusieurs ouvrages qui ont contribué à la reconnaissance de cette tragédie longtemps cachée.
– C’est vrai que c’est resté pendant très longtemps un tabou. Ici à La Rochelle on a parlé de ‘ville à sucre’ tout en occultant justement cette exploitation des noirs dans ces grandes plantations, hein. Oui, c’est toujours assez difficile évidemment. D’abord on n’a pas mesuré finalement, je crois aussi, l’ampleur, qu’avait eu ce commerce, finalement. Et c’est grâce aux travaux d’historiens, je pense à Jean-Michel Deveau, qui ont mis en évidence, qui ont parlé des chiffres de la traite, finalement, qu’on a commencé à comprendre un petit peu les dégâts réels que ça avait eu, et l’ampleur aussi de ce commerce. Quand on voit qu’à Nantes il y a près de mille cinq cents navires qui ont effectué le fameux trajet triangulaire au cours du dix-huitième siècle, évidemment on imagine les quantités d’esclaves qui ont été transportés, et les conditions aussi de transport abominables qui étaient celles de l’époque. Donc à chaque fois qu’on gratte et qu’on avance, évidemment c’est de plus en plus douloureux quelque part. Donc la technique a été évidemment d’essayer d’écarter, d’oublier finalement cette histoire, d’autant plus que, il faut se souvenir aussi qu’il y a dans ces grandes villes portuaires des descendants de ces familles de négociants qui vivent toujours, hein. Je pense surtout à Nantes, surtout à Bordeaux. C’est peut-être un petit peu moins le cas à La Rochelle, mais c’est évidemment toujours délicat d’évoquer la manière dont se sont enrichis ces ancêtres même si, malheureusement, les descendants n’y peuvent rien, c’est toujours un petit peu délicat d’évoquer les activités de l’époque bien évidemment qui ont amené à acquérir un patrimoine immobilier parfois assez conséquent.
Cette année pour la première fois la France commémore l’esclavage le dix mai. Une journée nationale hautement symbolique: plus de cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, le sujet y reste sensible. Partout en France de nombreuses associations ont vu le jour, qui militent pour la mémoire des esclaves. À La Rochelle, Mémoria organise notamment des projections, des débats. Cette association a été créée en 2005 par plusieurs personnes dont Josy Roten qui souhaite notamment que l’histoire de l’esclavage soit plus visible.
– Il n’y a pas de traces visibles de cette histoire dans la mesure où c’est une histoire qui n’est pas très glorieuse. Nous pensons qu’il vaut mieux parler des choses pour les exposer et les déconstruire. Toutes les activités qu’on organise sont tout à fait sereines. Il n’y a pas en fait de morale. On ne porte pas de jugement parce qu’en fait si on juge on ne peut pas avancer. Si quelque part on culpabilise d’un côté et on en souffre de l’autre, on n’avance pas. Effectivement c’est pourquoi on refoule. Les noirs en souffrent. C’est une souffrance. Les blancs culpabilisent donc on n’avance pas. Il faut se défaire de toute souffrance, de toute culpabilité pour avancer là-dessus. C’est le but de l’association: d’avancer sur un terrain très serein, basé sur des recherches, avec des historiens, vraiment. C’est plus un travail de recherche, de réflexion.
La France est le premier pays du monde à assimiler l’esclavage à un crime contre l’humanité. Un premier pas. Il faudra sans doute encore du temps pour assumer les conséquences de cette tragédie planétaire, conséquences qui concernent autant l’Afrique que les pays d’Europe et d’outre-Atlantique. Pendant trois siècles on estime que neuf à quinze millions d’Africains sont arrivés vivants déportés en Amérique.
On the 10th of May, France will commemorate the abolition of slavery with a national day of remembrance. France’s link with the slave trade has long been a taboo subject, but in port cities such as La Rochelle many fortunes were founded on it. Florence Maître reports.
The facade is sober. Nothing would lead you to guess the wealth that lies inside this 18th century town house. Inside there are wood carvings, gilt, a marble chimney, a wrought-iron bannister. This residence houses the New World Museum in La Rochelle, a museum dedicated to the American continent. But first and foremost it’s the former residence of one of the town’s most important slave traders, Aimé Benjamin Fleuriau.
– We’re in the house of a former merchant from La Rochelle who made his fortune thanks to colonial trade and notably thanks to a sugar plantation which he owned on the island of Saint-Domingue (modern Haïti), which was known at the time as "the sugar island" and on which numerous slaves worked : at the end of the 18th century this island had almost five hundred thousand black slaves for a population of forty thousand whites and mulattos.
Eric Jaume is in charge of research and cultural activities for the museums of La Rochelle.
– We have the perfect example of the system of enrichment which allowed these merchants to build up their wealth. He was a bit different because he started from nothing, but many merchants from La Rochelle at the time had colossal wealth already and thanks to trade in the West Indies they multiplied it by two, three or four times. So it’s true that it’s fairly typical. It’s worth noting that that there were at least forty or so big merchant families in La Rochelle and the visible trace of their story that remains is the town houses. That’s why, moreover, the New World museum is installed in these buildings.
In the 18th century La Rochelle was the second largest slave trade port in terms of trading journeys. Only Nantes exceeded it during this period. Between 1707 and 1793 more than 400 boats left the port of La Rochelle for Africa.
– You’ve got the first boats leaving from the middle of the 17th century, heading for the Angolan coast. But you can say the trade, the triangular trade, really begins in earnest at the beginning of the 18th century. This is the point at which the French – and the inhabitants of La Rochelle in particular – start to settle on the islands and notably the Island of Saint Dominique. The objective is of course to provide black slaves for the plantations – sugar plantations, cocoa, coffee, cotton and so on – provide manpower for the islands. So the boats left La Rochelle loaded with merchandise that was called "marchandise de traite" – which was bartering goods in fact, bartering money that would be used in Africa, on the African coasts, because the whites only rarely penetrated inside the African lands. Well, this merchandise was used as bartering money in exchange for black slaves who’d already been assembled in forts along the coastline – what were called sucker forts : they clung to the coastline. So they traded there, exchanging their merchandise, which had a certain value, for slaves who were then deported – the expression is the right one – to the famous sugar islands : Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe and also Louisiana, because don’t forget there were plantations there too. And then once sold, the money they earnt allowed them to buy tropical products : sugar, coffee, cotton, coacoa, vanilla, indigo and so on, tobacco, all of which, needless to say, came back to France and to Europe; because it’s worth remembering the slave trade was Europe-wide.
The French Revolution abolished slavery in 1794, but that was without counting on Napoleon I, who re-established it eight years later, probably for economic reasons. It was not until 1848 and Victor Schoelcher that slavery was definitively abolished in France. All during this period pro and anti slave-trade groups tore into each other. The Church approved. As far as it was concerned, black people didn’t have a spirit. Philosophers took the slaves’ side. A society for the friends of black people was even created, but it was economic logic that won the day. Eric Jaume:
-You have to remember the status of the black person in these islands was – and it was the same here in France, more to the pointr – that defined by le Code Noir in 1685 : it was that of mobile possessions, that’s to say objects. So, in practice, people only had a very limited feeling of guilty conscience when they carried out such transactions. Quite simply people traded in black slaves in the same way in which they traded any other goods. On the islands, black people were part of a plantation’s possessions. But in fact things were a little bit more subtle, because you notice, on the islands in particular – and this was so in Fleuriau’s case – that there were relationships between whites and blacks. There are so many mulatto children there that it’s self-evident. And Fleuriau had a relationship with what was called "une négresse libre", a black domestic woman. So, when you take these facts into consideration, they’re proof a different approach was possible and relations with these blacks were humanitised to a certain extent. So in the end, that also means that they were aware of the fate they were quite simply imposing on them. But of course a veil is drawn over this, to a certain extent, above all in France from where of course this trade is a long way away and you have a local population that doesn’t see any blacks; the famous ebony woods, as they were called. Blacks only transited between Africa and the West Indies, so it was something that remained abstract for the people who lived in France and who after all had lots of other preoccupations.
"For almost two centuries a conspiracy of silence has kept the history of the slave trade in deep oblivion, as if the West wish to wipe away a blemish on its skin."
Words written by one of the rare French historians to deal with the subject of slavery. Jean-Michel Deveau has written several works that have contributed to the recognition of a tragedy that’s been hidden away for a long time.
– It’s true that for a very long time it remained taboo. Here in La Rochelle people spoke of the "sugar town" while covering up the exploitation of black people in the large plantations. Yes, it’s still difficult, of course. Firstly I don’t think we’ve yet come to terms with the size of this traffic. And it’s thanks to the work of historians – I’m thinking of Jean-Michel Deveau – who’ve brought things to light, who’ve put figures on the trade, that we’ve started to understand a bit the real damage that was done and the size too of this trade. When you think that from Nantes there were almost 1500 boats who did this famous triangular voyage during the 18th century and also of the appalling conditions that there were at the time. So each time you scratch and advance,it becomes more and more painful of course. So the technique of course was to try to marginalise, to forget this history; the more so because you have to remember that the descendants of these merchant families still live in the big port cities. I’m thinking about Nantes more than anywhere, about Bordeaux. It’s maybe a little bit less true of La Rochelle, but it’s still a sensitive matter, bringing up the question of how their ancestors earnt their wealth. Even if,the descendants are in the unfortunate situation of having had nothing to do with it, it’s always a little bit tricky to talk about activities in the past that have brought for some people a quite considerable inheritance.
On May 10 this year France will for the first time commemorate slavery. A highly symbolic national day : more than 150 years after the abolition of slavery, it remains a sensitive question. Across France, numerous associations have been created to campaign for the memory of the slaves. In La Rochelle, Mémoria, notably, organises film shows and debates. This association was created in 2005 by several people, including Josy Roten, who would like to see the history of slavery become more visible.
– The visible reminders of this history aren’t there, because it’s a story which isn’t very glorious. We believe it’s better to talk about things, to expose and deconstruct them. All the activities we organise are completely non-confrontational. We don’t moralise. We don’t make judgements, because in fact if you judge you can’t move forward. If on one side people are guilty, on the side people are suffering, you don’t move forward. That’s why things become repressed. Black people suffer over it. It’s a suffering. White people feel guilty, so you don’t move forward. You have to break down the suffering, the guilt, to go forward. That’s the goal of the association : to go forward on very serene territory, based on research, with historians. It’s more a work of research and reflection.
France is the first country in the world to classify slavery as a crime against humanity. This is a first step. More time will no doubt be needed to take on board the consequences of this planetary tragedary, consequences that concern Africa as much as Europe and the far side of the Atlantic. Over three centuries it’s estimated that between nine and fifteen million Africans survived deportation to arrive on the American continent.