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Que faire pour aider les sans-abri? Leur sort a été très médiatisé cet hiver par l’intervention des Enfants de Don Quichotte, un groupement d’aide sociale qui a établi des campements dans toutes les grandes villes pour attirer l’attention du public. Katia Bitsch s’est rendue à la Maison du Pont à Mulhouse pour enquêter sur le terrain.
– Je m’appelle Mahmoud Khaled, je suis animateur de nuit à la Maison du Pont. Nous, en tant que travailleurs sociaux, enfin moi, personnellement, je sais que depuis que je travaille ici – ça fait bientôt quatre ans maintenant – humainement parlant j’ai appris beaucoup avec les résidents sur la misère, sur les différents visages qu’elle pouvait prendre, et au-delà de ça, ça nous apprend, humainement parlant aussi, à apprendre mieux la chance que nous, on peut avoir.
– Il se peut qu’il y ait des problèmes de violence parce que, bon, il y a des fois des résidents qui viennent, qui sont dans des problèmes d’ordre psychologique. Bon, au niveau de la Maison du Pont, le mot d’ordre, c’est quand même de ne laisser personne à la rue. Donc, on a des critères de sélection qui sont très larges. Ça sous-entend des hommes qui sont quelquefois alcoolisés, ça sous-entend aussi des toxicomanes, ça sous-entend des gens qui ont des problèmes d’ordre psychologique ou psychiatrique. Et, bon, avec bien entendu nos limites. On n’est pas non plus des médecins. On ne pourrait pas se substituer à certains ordres mais on travaille en complémentarité entre autres : avec la psychiatrie mobile, avec d’autres services comme ça qui nous apportent des compléments sur, justement, comment est-ce qu’on peut travailler avec des personnes qui sont dans tel ou tel état d’esprit, ou qui ont telle ou telle pathologie.
– C’est une bonne manière de se re-sociabiliser. Ça leur fait du bien d’avoir un regard bienveillant quand même, un regard qui n’est pas inquisiteur, qui n’est pas fuyant non plus, qui ne les rejette pas, qui ne les juge pas, parce que malheureusement dès qu’ils passent la porte de chez nous1, c’est souvent ce qui arrive pour les résidents, c’est-à-dire qu’ils sont tout de suite mal jugés par rapport soit à leur faciès – malheureusement pour beaucoup ils portent leur misère sur leurs épaules – et la société d’aujourd’hui, elle laisse -à part des moments particuliers de l’année, comme en hiver en ce moment- eh bien, elle laisse pas beaucoup de place à des personnes comme ça. Donc, je pense que, oui, on a un travail avec eux qui est de leur dire: ‘Eh bien non, il y a encore des gens qui, malgré le fait qu’ils sont professionnels, qu’ils travaillent, et tout, qui pensent à vous, qui sont là pour vous, et qui, humainement parlant, ne vous prennent pas au-dessus et pas en-dessous.’
– Il y a trois profils. Le premier profil, ce sont des demandeurs d’asile qui sont déboutés. C’est à peu près un tiers de la population ici, qui n’ont plus aucune autre solution et qui attendent un énième recours ou peut-être même d’être raccompagnés, reconduits à la frontière; un tiers, ce sont des jeunes en errance, c’est-à-dire des jeunes qui sont en rupture familiale, qui ont été foutus dehors de chez eux et qui se retrouvent chez nous après un temps de galère; et, je dirais, un tiers de personnes qui se trouvent chez nous, ce qu’on appellerait vraiment des personnes en rupture depuis plus longtemps. Des marginaux, des gens qui ont fait un peu le choix de cette vie, ou qui ne peuvent plus accéder à rien parce qu’ils sont vraiment un peu en bout de course. Un peu ce qu’on appellerait… qu’on appelait autrefois les clochards mais qui aujourd’hui sont bien plus diversifiés, bien plus fondus dans la masse, quoi.
– Dans la journée, pour certains, je dirais même pour beaucoup, ils n’ont pas de dialogue. Ils restent, j’ai envie de dire, dans le monologue. Peut-être que d’ailleurs vous l’avez remarqué, des fois on marche dans la rue et on remarque que des gens qui sont, donc, qui sont dans la misère et qui vivent dans la rue, ils parlent souvent tout seuls comme ça, ou des fois ils crient. Au départ, moi qui travaillais pas dans le social, je me suis dit, ben bon, il doit être un peu toqué, ou… Mais pas du tout. J’ai appris au fur et à mesure que l’être humain, de par sa nature, il a quand même besoin de communiquer. Donc, quand il trouve personne en face de lui, au bout d’un moment il a quand même besoin d’être son propre miroir et de temps en temps, voilà, de parler, de se laisser aller. Et nous, ça nous fait plaisir – et ça fait partie de notre travail d’ailleurs – de pouvoir de temps en temps être ce miroir ou être ces oreilles qui sont là à leur écoute pour de temps en temps les conseiller, hein, dans la limite de nos possibilités.
– Alors la Maison du Pont a été créée en 2001 pour essayer de proposer aux personnes dans la rue un hébergement de meilleure qualité avec un repas, avec une possibilité de prendre des douches, peut-être même de laver ses affaires, et c’est comme ça qu’est née l’idée de la Maison du Pont, donc un modèle social. On arrive le soir. Il faut absolument s’inscrire auprès du 1152, c’est une obligation. Nous, ici, nous ne choisissons pas qui nous accueillons. C’est le 115 qui nous les propose. On peut prendre une douche, un repas, et puis on va dormir et puis on repart le matin. La Maison du Pont est ouverte toute l’année. Elle ouvre à dix-neuf heures. Les personnes sont accueillies, voilà, peuvent rester en salle le soir, mais généralement ils vont se coucher très tôt parce que ce sont des gens qui ont passé toute la journée dehors. Alors surtout en hiver les gens sont fatigués. Et donc, le matin, débout six heures quarante-cinq. À huit heures du matin aujourd’hui ils doivent être dehors pour reprendre leurs démarches, essayer de retrouver une situation plus longue et plus stable. Et nous, ce qu’on souhaite, c’est qu’ils partent le plus rapidement possible et qu’ils aillent vers des hébergements de moyenne durée ou de longue durée, et surtout qu’ils puissent retrouver une place autonome dans leur société.
– Ce qui serait encore mieux, c’est qu’on ait des structures pérennes, des centres d’hébergement et de réinsertion sociale. Eh ben, c’est ça qu’il faut. Il faudrait des places d’hébergement plus durable, sauf qu’aujourd’hui on les a pas. La Maison du Pont a été imaginée à l’époque pour des personnes sans abri. On se rend compte aujourd’hui qu’on a également des familles, des familles avec des enfants qui sont expulsées, qui se retrouvent chez nous, des familles de demandeurs d’asile qui arrivent, qui ont pas d’autre solution. Donc aujourd’hui la Maison ne répond plus à son projet initial qui était des gens dans la rue, ceux qui ont aucun projet. Et ceux qui passent, qui sont en errance, qui vont de ville en ville, c’était pour… la Maison était vraiment faite pour ceux-là. Or, aujourd’hui elle répond à autre chose. Elle répond au manque de places des centres d’hébergement et des autres structures d’insertion.
– Il arrive que de temps en temps il y ait des gens qui renoncent, on va dire, à cette société qui les a rejetés, quelque part3. Quand on est tout le temps rejeté, quand on est tout le temps jugé, quand on est tout le temps… souvent on entend: “Oh, eh ben pourquoi est-ce que ? T’as qu’à aller travailler…” et tout. Eh bien ils se rendent pas compte, ne serait-ce qu’une journée, qu’est-ce que c’est de vivre une nuit dehors. C’est quelque chose qui est très difficile à vivre. Donc, il y en a qui, de temps en temps, à force d’être rejetés comme ça, ils se replient sur eux-mêmes. Ils se recroquevillent sur eux-mêmes, et ils ont tendance, oui, à s’autosuffire, à se renfermer, à ne plus aller vers l’autre. Et c’est là où je pense que ça devient dangereux parce que quand on n’a plus d’espoir, quelque part on n’a plus de raison de vivre et je crois que c’est là que ça devient le plus difficile et le plus dangereux pour eux. Il y a des maraudes qui sont organisées, donc entre autres par la Croix Rouge, parce qu’on travaille beaucoup avec la Croix Rouge aussi, et eux-mêmes nous disent que ça devient de plus en plus difficile de tendre la main parce qu’elle est de plus en plus rejetée. Il y en a qui ne comprennent pas qu’il y ait un focus sur eux particulièrement l’hiver. Ils se disent, est-ce que c’est pas une manière quelque part de se racheter une conscience. Moi, je rejoins tout à fait mon directeur qui disait tout à l’heure qu’on a besoin de places pérennes, donc ces places pérennes il faut qu’on les ait toute l’année pour qu’on puisse avoir un travail effectif, et pas seulement, on va dire, à des moments particuliers de l’année, particulièrement l’hiver où notre conscience nous rappelle qu’il y a des gens dans la rue. Les gens dans la rue y sont autant en hiver qu’en été. Il est bien entendu qu’ils ont plus de probabilité de mourir en hiver qu’en été mais la vie dehors reste la même, que ce soit en été ou en hiver.
What can be done to help the homeless? Their plight has been the focus of plenty of media attention this winter because of a campaign by the charity organisation Les Enfants de Don Quichotte, which set up camps in all the large cities to attract the public’s attention. To investigate on the ground realities, Katia Bitsch went to the Maison du Pont in Mulhouse.
– My name is Mahmoud Khaled I’m the night caretaker at the Maison du Pont. As social workers, well as far I’m concerned… I know that since working here – it’s been four year now – in human terms I’ve learnt a lot from the residents about misery, about the different forms it can take. And beyond that, it teaches us, on a human level, to appreciate more how lucky we are.
– There can be problems with violence because sometimes there are residents who come whose problems are of a psychological nature. As far as the Maison du Pont is concerned, the rule is not to leave anyone on the street. So we have very open criteria for selection. That implies sometimes people who are drunk, that implies drug addicts, that implies those who have psychological or psychiatric problems. And then of course we have limits. We’re not doctors either. We can’t take the place of certain professions, but we work in tandem with others : with mobile psychiatric units, with other services like that who complement our work, on just such issues as how to deal with people who are in this or that state of mind, who have this or that pathology.
– It’s a good way to become reintegrated into society. It does them good to see a welcoming look, a look that isn’t inquisitorial, a look that doesn’t run away, that doesn’t reject them, that doesn’t judge them, because unfortunately as soon as they go beyond our doors, that’s often what our residents come up against : what I mean is they’re immediately judged by their looks – unfortunately for many of them the misery is there on their shoulders – and society today – apart from at special times of the year, like in winter now – doesn’t have much time for people like that. So I think that yes, there’s a job for us with them, which is to say : “Well no, there are still people who – despite the fact they’re professionals who work and so on – who are thinking about you, who are there for you and in human terms, who aren’t there to look you up and down.”
– There are three profiles. The first profile is asylum seekers who have been rejected. That’s about a third of the population here, who don’t have any other solution and are awaiting their umpteenth appeal or maybe to be sent back, to be sent back to the borders; one third are young people on the run, in other words young people who are in conflict with their family, who’ve been kicked out of home and find themselves at our door after a hard time; and I’d say one third are people who you’d describe as being in conflict for a longer period of time. Marginals, people who have to a certain extent chosen this life, or who can’t achieve anything else any more because they’ve reached the end of the road. A little bit those that you’d call…what used to be called tramps, but today their origins are much more varied, they’re much more part of the the crowd.
– During the day some of them, most of them, even, I would say, don’t have anyone to talk to. They’re in what I’d describe as a monologue. Perhaps you’ve noticed, you’re walking in the street sometimes and you notice people who are down on their luck and who are living in the street, often they talk to themselves just like that, or sometimes they shout out loud. To begin with, because I wasn’t doing social work, I said to myself, well, they must be a bit off their head, or… But not at all. I learnt little by little that despite everything humans by their nature need to communicate. So when they find there’s no-one in front of them, after a certain period of time, they need to be their own mirror and to talk from time to time, to let themselves go. And for us it’s a pleasure – and it’s part of our job as well – from time to time to be able to be that mirror or those listening ears, to advise from time to time, as far as we can.
– Well, the Maison du Pont was created in 2001 to try to offer people living on the street better quality lodging, with a meal, with the possibility to take a shower, maybe to wash their things, and it was like that the idea of the Maison du Pont was born, so it was a social model. People arrive in the evening. They absolutely have to sign up via the 115 helpline for those in difficulty, that’s compulsory. Here we don’t choose who we accept. It’s the 115 that nominates the people. You can take a shower, a meal, then you can sleep and then move on the next morning. The Maison du Pont is open all year round. It opens at 7 o’clock in the evening. The people are welcomed in and that’s it. They can spend the evening in the living room, but in general they go to bed very early because we’re talking about people who’ve spent the whole day outdoors. So above all in winter they’re tired. And so in the morning it’s up at 6.45am. At 8.00am they’ve got to be out, to carry on with their researching, to try to find a placement that’s more long term and more stable. And our goal is for them to leave as quickly as possible and go to medium or long term housing and above all that they can get back to having an autonomous position in society.
– What would be even better would be to have permanent structures, centres to lodge and reintegrate people into society. That’s what’s needed. There needs to be long term places to stay, only that’s what we don’t have. At the time, the Maison du Pont was thought of as being for homeless individuals. Today we realise we’ve got families too, families with children who’ve been evicted who end up with us, families of asylum seekers who turn up who don’t have any other solution. So today the Maison is no longer responding to the initial demand, as place for homeless people with no other prospects. Those who pass through, who go from city to city; it was really for them that the Maison was built. Whereas today it’s dealing with something else. It’s dealing with the lack of room in housing centres and other integration set ups.
– It does happen from time to time that there are people who give up on the society that has rejected them, if you like. When you are rejected all the time, when you’re being judged all the time, when all the time… often you hear : “Why are holding your arm out begging? All you need to do is go and look for work… ” and so on. Well these people don’t understand, what’s it’s like to live even one day on the streets. It’s something that’s very difficult to experience. So there are some from time to time who, having been rejected like that, turn in on themselves. They shrivel up inside themselves, they have a tendance, yes, to become self-sufficient, to close up, they’re no open to other people. And it’s then that things become dangerous, I think, because when you don’t have any more hope, at that point you’ve no longer a reason to live and it’s then it becomes more difficult and dangerous for them. There’s emergency aid are organised by the Red Cross among others, because we work a lot with the Red Cross as well, and they say themselves that’s is becoming more and more difficult to help people because more and more the offer of help is rejected. There are people who don’t understand why there’s a focus on their needs specifically during the winter. They say to themselves, isn’t it a way of keeping a clean conscience to a certain extent. I’m completely with our manager who was saying earlier that we need permanent places, so we need these permanent places all they year round if our work is going to be effective and not just at specific times of the year, in particular the winter, when our conscience is pricked that there are people in the street. There are as many people in the street in winter as in summer. Of course they’re more likely to die in winter than in summer, but homeless life is the same whether it’s the summer or the winter.